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La folle sagesse dans le bouddhisme tibétain

La folle sagesse dans le bouddhisme tibétain
13 avril 2023 Sandy

La folle sagesse dans le bouddhisme tibétain

Sandy Hinzelin*

Remarque: beaucoup de points n’ont pas pu être approfondis dans cet article. Il devrait permettre néanmoins d’engager une réflexion sur la folle sagesse.

* Docteure en philosophie, Sandy Hinzelin est chercheuse associée au PHIER (Université Clermont Auvergne) et chargée de cours à l’INALCO. Par ailleurs, elle enseigne le yoga tibétain Kum Nyé et propose des formations professionnelles en philosophie du yoga.

Elle est l’auteure de Habiter le moment présent : une perspective bouddhique de l’espace-temps (Sully, 2022), Les 12 lois du karma : Changer sa vision de soi et du monde (co-écrit avec Anaka, Jouvence, 2021) et Tous les êtres sont des Bouddhas. Traduction et commentaires du Traité qui montre la nature de Bouddha du Troisième Karmapa (Sully, 2018).

La folle sagesse dans le bouddhisme tibétain fait référence à des maîtres qui agissent de façon extrêmement non conventionnelle, imprévisible, parfois même scandaleuse. Ces comportements, apparaissant comme déviants ou irrationnels, sont en fait présentés comme des moyens habiles pour mener les disciples vers la libération de la souffrance – l’éveil. Une telle façon d’agir est possible grâce à une réalisation spirituelle très avancée du maître. Ses différentes capacités lui permettent en effet de savoir ce qui est le plus efficace pour ses élèves, et c’est la raison pour laquelle un être éveillé peut se conduire de manière complètement antinomique en toute impunité. Certains auteurs parlent de « thérapie de choc »[1].

« L’enseignant de la « folle sagesse » interrompt le flux mental de l’image de soi et du rôle social ; même une visite des martiens serait moins radicale et moins perturbatrice »[2].

La folle sagesse a été découverte en Occident notamment à travers les enseignements et la vie de Chögyam Trungpa[3]. Précisons d’emblée, pour être précis, que c’est lui qui invente l’expression « folle sagesse »[4]. Au Tibet, il est seulement question de « saints fous »[5]. Plusieurs tibétains ont effectivement reçu ce « titre », dont le plus célèbre est Drukpa Kunley.

L’existence de telles figures dans le passé explique en partie comment ce qui semble inacceptable est finalement accepté à grande échelle, et même défendu. En effet, l’argument de la tradition ou encore de la lignée est un important critère pour déterminer l’authenticité d’un maître. Affirmer que telle personne s’inscrit dans la continuité des grands maîtres a donc beaucoup de poids[6]. Par ailleurs, l’éveil ou la réalisation spirituelle étant un sujet réputé ineffable, il est très facile de mettre en avant des arguments justifiant tel ou tel comportement. Si un maître agit ainsi, c’est toujours pour notre bien même si cela semble très violent. Il voit le karma, et il sait comment nous aider pour le purifier plus vite. Donc la fin justifie les moyens. Cependant, comment être sûr que ces actes « fous » soient véritablement le fruit d’une sagesse qui nous dépasse ? Dans certains cas, les faits ressemblent davantage à des abus, ou à de la perversion, qu’à une activité éveillée.

Cet article a pour but tout d’abord d’éclaircir ce que l’on entend par « saint fou » au Tibet, et d’examiner ensuite d’un peu plus près l’argument des « moyens habiles ». Cela permettra de proposer quelques pistes de réflexion pour cultiver le discernement.

Suite de l’article dans la revue Approches n°186: L’irrationnel (sortie prévue la dernière semaine d’ avril 2023)

Sur le même sujet mais avec une autre perspective, voir la conférence de Françoise Bonardel  sur les moyens habiles.

Le magazine Inexploré n°58 a également publié un dossier sur les dérives spirituelles: L’enquête interdite.

Le bouddhisme en Occident: défis et malentendus de notre époque: conférence donnée par Dzongsar Khyentsé Rinpoché.

 

[1] G. Feuerstein, Holy Madness, the Shock Tactics and Radical Teachings of Crazy-Wise Adepts, Holy Fools and Rascal Gurus, Saint Paul, Paragon House Publishers, 1991. Dans la nouvelle édition, le titre est Holy madness, Spirituality, Crazy-Wise Teachers and Enlightenment, Prescott, Hohm press, 2006.

[2] Notre traduction, cité dans G. Feuerstein, op.cit., 2006, p.98.

[3] C. Trungpa, Folle sagesse suivi de Casse Dogme, Paris, Seuil, 1993. D’autres enseignants ont également eu des comportements similaires, voir G. Feuerstein, ibid.

[4] tib. ye shes ‘chol ba.

[5] Tib. smyon pa.

[6] Trungpa par exemple est considéré comme un héritier de Drukpa Kunley (G. Feuerstein, op.cit,. p.94 ; F. Midal, Trungpa : L’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident, Paris, Seuil, 2014 (2002), p.157 et p.162). Dans son compte-rendu du livre Les dévots du bouddhisme, Katrin Langewiesche indique que c’est cette « soi-disant tradition tibétaine » qui permet de « comprendre la soumission ». Katrin Langewiesche, « M. Dapsance, Les dévots du bouddhisme. Journal d’enquête », in Archives de sciences sociales des religions, n°180,  2017. Un autre compte-rendu de cet ouvrage est également disponible où la méthodologie de l’enquête menée est sérieusement remise en question : Philippe Cornu, « M. Dapsance, Les dévots du bouddhisme », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, n°47, 2016.