« Bouddhisme et Kum Nyé« , Cours 3 : L’impermanence
Le temps peut être cultivé comme un ami, une aide, car il est l’inspiration de tout ce qui existe. Le temps permet aux choses de se produire : il est le cours des événements, le déroulement de l’expérience. Le temps nous donne l’occasion précieuse de vivre, nous développer et croître, d’apprécier notre nature intérieure. Notre temps, finalement, s’épuisera, la vie se terminera et les occasions seront passées, mais c’est cependant le temps qui aura permis à notre vie de se dérouler.
Pourtant, il est possible de traverser toute la vie sans jamais comprendre la vraie nature du temps. Nous n’accordons pas de pensée sérieuse à la valeur du temps, c’est pour cela que nous dilapidons sans la moindre réflexion de précieux moments de notre vie. En pensant qu’ « il y a toujours le temps », nous remettons les choses à plus tard, ou nous le donnons aux autres en conversations oisives ou en passe-temps inutiles. Jamais nous ne serions aussi désinvoltes pour prêter de l’argent, surtout si nous savions qu’il ne nous sera jamais rendu. Mais nous croyons avoir du temps en trop.
L’habitude de perdre son temps est transmise de parents à enfants, de professeurs à étudiants, d’un ami à un autre. On ne nous apprend pas à respecter la vraie qualité du temps ou à l’employer avec une efficacité totale. Nous laissons notre temps s’en aller ; nos pensées se perdent en méandres et nous manquons d’un sens lucide de la direction à prendre ou du but. Dans cet état d’esprit, nous trouvons difficile de faire beaucoup, et ceci rend notre développement intérieur lent et irrégulier. Si nous essayons de nous rappeler ce que nous avons fait, notre mémoire est vague ; il nous semble bien avoir fait quelque chose, mais indiquer précisément en quoi consistent les résultats est difficile. Si subtil est cet obscurcissement de la conscience que toute la vie peut s’écouler ainsi : la fin de la vie s’approche, notre temps est passé…et nous ne savons pas où.
La sensation vague que le temps nous dépasse peut être très effrayante. Notre vie devient précipitée ; gouvernés par le temps, ployant sous sa pression ; nous nous hâtons pour répondre aux échéances. Nous nous dépêchons pour terminer une chose et sautons à un autre projet avant d’avoir achevé le premier, vivant à une allure si rapide que nous avons peu de temps pour jouir de la vie, pour approfondir notre sens de la valeur de la vie et de son but. Même si nous ne travaillons pas en harmonie avec le cours du temps, nous constatons que nous n’avons pas fait grand-chose de vraiment satisfaisant.
Perdre notre temps, c’est comme retirer une à une les perles d’un collier étincelant et les jeter. Mais quand nous l’employons bien, chaque minute rehausse par un joyau de plus la beauté de notre vie. Le temps est notre vie, c’est pourquoi il est très précieux, et nous devons apprendre à l’apprécier comme un trésor. Nul temps ne peut revenir identique, nulle expérience ne peut être reproduite. Chaque moment est unique, un cadeau à chérir et à bien utiliser. La vie est sans prix, et si nous la gaspillons en gaspillant notre temps, nous perdons la rare valeur de cette occasion favorable, notre vie.
Quand nous arrivons à comprendre que le temps est notre vie, nous pouvons commencer à observer de plus près comment nous l’employons, et apprendre à bien l’employer. En faisant soigneusement attention à chaque moment, à chaque détail de ce moment, nous pouvons apprendre à utiliser ces moments innombrables pour réaliser nos buts, et apporter dans notre vie une riche sensation d’accomplissement.
Nous constatons qu’apprendre à faire bon usage du temps demande une certaine organisation ; nous devons procéder avec soin, stade par stade, en utilisant et appréciant complètement chaque moment avant de passer au suivant. Un charpentier ne construit pas une maison en flanquant ensemble des murs et un toit, avec quelques fenêtres çà et là. Il créé un plan, puis procède attentivement à chaque détail ; il élève la construction à partir des fondations, clou par clou, planche par planche, brique par brique. Apprendre à faire bon usage du temps est un processus similaire. Chaque minute est une partie importante de la tâche en cours, elle doit être soigneusement considérée et intégrée dans le projet général.
Un charpentier qui aurait négligé les détails de son travail, jeté de bons clous, omis un étrésillon par-ci par-là, monté des portes qui coincent et des planchers branlants et grinçants, serait appelé un escroc. Or quand nous nous éparpillons et laissons notre temps s’enfuit, nous sommes en plus mauvaise posture que le charpentier. Non seulement notre travail en souffre, mais nous sommes en dessous de ce que pourrions être : nous nous escroquons personnellement. La vie contient trop de bonheur pour être gâchée par ce manque de soin.
Pour commencer à avoir une idée de la façon dont vous employez votre temps, revoyez soigneusement le mois passé. Observez de combien de temps vous disposiez, en développant la conscience de la valeur de chaque moment. Puis regardez comment vous avez employé chaque semaine, chaque jour, chaque heure. Si vous ne pouvez rendre compte de tout votre temps, encouragez-vous à prendre davantage conscience de la façon dont passe votre temps.
Lorsque vous apprenez à mesurer attentivement votre temps, le temps lui-même semble se dilater. Vous pouvez travailler plus vite, pourtant la rapidité perd son caractère frénétique et précipité, votre rythme devient calme, régulier. Le travail se fait vite parce qu’il est bien organisé, et chaque moment disponible est utilisé au maximum. Comme vous savez où vous vous dirigez, vous êtes plus à même de prédire le résultat de votre travail, et vous avez davantage confiance en votre capacité de réussir.
Si l’on nous apprenait dès la petite enfance à faire bon usage du temps, que de choses pourraient être accomplies ! La réussite et le succès ne sembleraient pas se produire au hasard, comme s’ils relevaient de la chance ou d’une heureuse destinée, mais seraient à la portée de chacun. Quand nous laissons la dimension du temps transformer nos entreprises, les possibilités de croissance intérieure et d’expérience fructueuse sont illimitées. « Prendre du bon temps » est une expression courante, mais son vrai sens nous échappe souvent, c’est : bien travailler, se développer intérieurement, trouver une satisfaction durable dans la vie.
Avec notre maîtrise progressive de l’utilisation du temps, nous sommes capables de jouir de notre travail et de bien le faire ; nous jouissons alors plus pleinement d’autres activités. Notre conscience du temps, fortifiée, avive une appréciation de tout ce qui passe autour de nous. Notre énergie augmente : nous pouvons le partager avec d’autres, les aider à apprendre à se développer. Un sentiment d’être utile et d’aider les autres grandit en nous, ce qui enrichit encore le sens de notre travail et de notre vie. A mesure que nous apprécions la valeur du temps et structurons notre vie avec clarté, nous puisons aux sources les plus profondes de la potentialité humaine.
Tarthang Tulku, « L’art intérieur du travail », Dervy, p.50-53.